27/02/2011

LE jugement est un util à tous subjects, et se mesle par tout. A cette cause aux Essais que j'en fay icy, j'y employe toute sorte d'occasion. Si c'est un subject que je n'entende point, à cela mesme je l'essaye, sondant le gué de bien loing, et puis le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive. Et cette reconnoissance de ne pouvoir passer outre, c'est un traict de son effect, ouy de ceux, dont il se vante le plus. Tantost à un subject vain et de neant, j'essaye voir s'il trouvera dequoy luy donner corps, et dequoy l'appuyer et l'estançonner. Tantost je le promene à un subject noble et tracassé, auquel il n'a rien à trouver de soy, le chemin en estant si frayé, qu'il ne peut marcher que sur la piste d'autruy. Là il fait son jeu à eslire la route qui luy semble la meilleure : et de mille sentiers, il dit que cettuy-cy, ou celuy là, a esté le mieux choisi. Je prends de la fortune le premier argument : ils me sont egalement bons : et ne desseigne jamais de les traicter entiers. Car je ne voy le tout de rien : Ne font pas, ceux qui nous promettent de nous le faire veoir. De cent membres et visages, qu'à chasque chose j'en prens un, tantost à lecher seulement, tantost à effleurer : et par fois à pincer jusqu'à l'os. J'y donne une poincte, non pas le plus largement, mais le plus profondement que je sçay. Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hazarderoy de traitter à fons quelque matiere, si je me connoissoy moins, et me trompois en mon impuissance. Semant icy un mot, icy un autre, eschantillons dépris de leur piece, escartez, sans dessein, sans promesse : je ne suis pas tenu d'en faire bon, ny de m'y tenir moy-mesme, sans varier, quand il me plaist, et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l'ignorance.

Montaigne. Essais Chapitre 50.

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