20/04/2016

une philosophie serait dès lors toujours «platonicienne»

Jacques DerridaKhôra. Gallilée (1993)
Devrait-on dès lors s'interdire de parler de la philosophie de Platon, de l'ontologie de Platon, voire du platonisme? Nullement et il n'y aurait sans doute aucune erreur de principe à le faire, seulement une inévitable abstraction. Platonisme voudrait dire, dans ces conditions, la thèse ou le thème qu'on aura par artifice, méconnaissance et abstraction, extrait du texte, arraché à la fiction écrite de «Platon». Cette abstraction une fois surinvestie et déployée, on l'étendra au-dessus de tous les plis du texte, de ses ruses, surdéterminations, réserves qu'elle viendra recouvrir et dissimuler. On appellera cela platonisme ou philosophie de Platon, ce qui n'est ni arbitraire ni illégitime puisqu'on se recommande ainsi d'une certaine force d'abstraction thétique à l'œvre, déjà, dans le texte hétérogène de Platon. Elle travaille et se présente justement sous le nom de philosophie. S'il n'est pas illégitime et arbitraire de l'appeler comme elle s'appele, c'est que sa violence arbitraire, son abstraction consiste à faire la loi, jusqu'à un certain point et pendant un certain temps, à dominer, selon un mode qui est justement toute la philosophie, d'autres motifs de pensée qui sont aussi à l'œvre dans le texte: par example ceux qui nous intéressent ici par privilège, et à partir d'une autre situation — disons pour faire vite une autre situation historique, bien que l'histoire dépende le plus souvent dans son concept de cet héritage philosophique. Le «platonisme» est dont certainement un des effets du texte signé de Platon, pendant longtemps l'effet dominant et pour des raisons nécessaires, mais cet effet se trouve touhours retorné contre le texte. 
[...] La réversion violente dont nous venons de parler est toujours intéressée et intéressante. Elle se trouve naturellement à l'œvre dans cet ensemble sans limite que nous appelons ici le texte. En se construisant, en se posant sous sa forme dominante à un moment donné (ici la thèse platonicienne, la philosophie ou l'ontologie), le texte s'y neutralise, engourdit, auto-détruit ou dissimule: inégalement, partiellement, provisoirement. Les forces ainsi inhibées continuent d'entretenir un certain désordre, de l'incohérence potentielle et de l'hetérogénéité dans l'organisation des thèses. Elles y introduisent du parasitage, de la clandestinité, de la ventriloquie et surtout un ton général de dénégation qu'on peut apprendre à percevoir en y exerçant son oreille ou sa vue. Le «platonisme» n'est pas seulement un exemple de ce mouvement, le premier «dans» toute l'histoire de la philosophie. Il le commande, il commande toute cette histoire. Mais le «tout» de cette histoire est conflictuel, hétérogène, il ne donne lieu qu'à des hégémonies relativement stabilisables. Il ne se totalise donc jamais. En tant que telle, effet d'hégémonie, une philosophie serait dès lors toujours «platonicienne». D'où la nécessité de continuer à tenter de penser ce qui a lieu chez Platon, avec Platon, ce qui s'y montre, ce qui s'y cache, pour y gagner ou pour y perdre.

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